(21 ans plus tôt sur l'île d'Ambae , archipel du Vanuatu...)https://www.youtube.com/watch?v=1JhTM0Lar3Q (fond musical recommandé #1)
C'est la troisième fois ce mois-ci que les hommes du village de Saratamata ramènent de leur sortie en mer des filets désespérément vides. La nuit dernière pourtant , la vieille Günie(sorte de sorcière locale) a eu un sommeil agité, ce qui pourrait bien être un signe.
Yoma , le vétéran des pêcheurs a tenu un discours ferme ce matin sur la place du village: Les hommes ne doivent jamais laisser le vent ni le mauvais sort s'acharner sur eux. Ce serait une preuve de lâcheté disait-il.
De ce fait , chacun participe à la préparation de cette ultime tentative, hommes femmes et enfants,les uns dans les préparations des filets, les autres au maquillage traditionnel des pêcheurs, et les derniers en fameux dessins rituels sur le sable. Ils veulent mettre toutes les chances de leur côté. Sur cette grande plage de sable noir une douzaine de pirogues sont alignées face au Pacifique. Le vent se lève soudain , puis retombe aussitôt. Yoma lève le nez au ciel et semble renifler un chapelet de nuages au loin ...Tout le monde retient son souffle. Puis ,d'un geste ferme, il donne le départ. Chaque homme connait son rôle, à deux par pirogue; l'un qui grimpe à l'avant de l'embarcation , et l'autre poussant vers le large. Très vite , nos pêcheurs se rassemblent en cercle à un miles de la plage et le pêcheur à l'avant de chaque pirogue se saisit d'une lance effilée servant de harpon, et la tient sur son épaule, aux aguets.
Le temps s'écoule lentement et pas un seul d'entre eux ne parle ni ne bouge , les yeux rivés vers le fond durant de longues heures. Quelques minuscules poissons bleus et jaunes se risquent aux abords de la surface mais ils sont bien trop petits pour être inquiétés. Une masse sombre au loin finit pourtant par attirer l'attention d'un des pêcheurs nommé Dhourmo qui fait des signes étranges à son binôme. Tous les autres rapidement avisés reprennent leur larges pagaies colorées et réorientent leurs pirogues vers l'étrange ombre au fond de l'eau. Yoma pagaie énergiquement jusqu'à la pointe de la flotte et se dresse comme un piquet, sa lance à la main , les yeux rivés sur l'eau.
_ « Rümat !»dit -il soudain (« des espadons! »)
Et il y en avait au moins trente, peut être plus , ce qui est rarissime dans cet endroit et à cette époque de l'année. Les hommes se tendent comme des arcs et harponnent de toutes parts aussitôt que possible.
La pêche est bonne .Excellente même. On ne dénombre pas moins de vingt quatre pièces , un espadon par tête,tous plus gros les uns que les autres. Les pêcheurs savent qu'ils ont là de quoi nourrir leurs familles jusqu'à la fin de la saison, et arborent leur meilleur sourire ,et se congratulent. Seul Yoma ; bien que comblé ;reste taciturne , car il sait qu'ils se sont tous dangereusement éloignés de la côte pour toucher du doigt ce précieux butin. Le vent et le courant sont plus forts ici , et ce dernier décide donc sagement de longer la côte jusqu'au sud de l'île.
_ « Nous ramèneront les pirogues quand le vent sera tombé mes amis , nous finiront à pied par les sentiers du volcan »déclare t-il.
Les hommes arrêtent alors de sourire , en pensant à la charge des gros poissons sur leur dos , et surtout aux caprices imprévisibles du Lombenben appelé aussi « Wakae » en Idae (le patois local), ce volcan du centre de l'île qui culmine à presque mille cinq cent mètres du niveau de la mer ...tout le monde le craint plus ici que toutes les tempêtes et tous les requins du Pacifique . Car si le vent souffle aujourd'hui, le soleil reste toujours aussi lourd qu'une chape de plomb qu'on porte tant bien que mal car il donne aussi la vie , et beaucoup de tribus autochtones lui vouent un culte sans faille. Mais les volcans ...c'est autre chose. « Le soleil lui, n'explose jamais au dessus de nos têtes »avait dit un jour la vieille Günie lors d'une de ses assemblées rituelles.
Voilà donc nos vingt quatre pêcheurs portant chacun son espadon solidement attaché sur son dos par une corde de chanvre, en route pour les sentiers de poussière noire et les pentes de soufre abruptes au pied du grand volcan.Ils avancent tous courageusement , d'un pas ferme et assuré , mais non sans lever le nez au ciel pour observer tout changement d'humeur éventuel du grand Wakae. Yoma marche toujours en tête, inquiet ,mais pressé d'atteindre l'orée du village et de revoir sa tendre épouse qui lui fera sans nul doute un repas de fête et plus encore, dès que ses deux filles seront couchés.
Après deux heures de marche épuisante, les hommes se décident à faire une pause et boire un peu d'eau tiède , mais leurs réserves s'épuisent.
Yoma envoie Dhourmo en éclaireur car il hésite entre deux sentiers qui se présentent à eux. Ce dernier ne tarde pas à revenir, apeuré et essoufflé.
« Yoma , Yoma !J'ai entendu des cris , peut être une bête féroce, ou pire encore ?! »
_ »Qu'as tu vu exactement, mon ami? »
« Heu à vrai dire heu ... »
Tous se mettent alors à rire de bon coeur.
« Vous rigoleriez moins à ma place! »rétorque le malheureux Dhourmo, en colère.
« Allons voir ça de plus près »ajoute le vieux Yoma , en ricanant. « Reprenez vos affaires, nous partons ! »
En contrebas d'environ cinq à six cent mètres en dénivelé , les braves pêcheurs arrivent donc au pied du volcan , devant quelques gros rochers noirs et ce qui semble être l'entrée d'une grande cavité ou d'une caverne sombre. Yoma lève la main brusquement et tout le monde stoppe immédiatement.
Il tendent l'oreille et un murmure se fait entendre dans les rangs. On entend bien un cri ..ou alors ?...
https://www.youtube.com/watch?v=rnTOY2gYluc (fond musical recommandé#2)
Yoma s'aventure seul au dessus des rochers puis fais signe à deux autres de le suivre. Ils s'approchent de l'entrée de la caverne et distingue bientôt l'origine du « cri ».Stupéfait, il découvre un enfant d'à peine quelques mois en grande détresse, abandonné là dans un étrange berceau de feuilles de palmes tressées, une sorte de bandeau de cuir attaché autour de la tête. Il s'approche de l'enfant dont le visage est presque entièrement recouvert de poussière volcanique …
« Par le grand Wakae!Depuis combien de temps cet enfant est -il affamé , seul ici , comment a t-il pu survivre ?! »Les deux autres n'en croient pas leurs yeux. L'un d'eux se penche et dit : « Je ne reconnais pas ces inscriptions là Yoma , sûrement le fils d'un autre clan , ou même d'une autre île ? »
« _Peu importe. Si nous sommes des braves ,nous ne pouvons laisser cet enfant à son triste sort ,l'ancêtre et la vieille Günie nous aviseront de ce que nous devrons en faire non ? »
Les deux autres acquiescèrent et l'affaire fût entendue.
Et c'est ainsi que deux bonnes heures plus tard, nos vingt quatre pêcheurs, leurs espadons et l'enfant ,se trouvèrent au centre du village et de toutes les conversations, allants bon train.
Le vieux Famoka, vétéran de Saratamata envoya son fils quérir la vieille Günie et ses étranges coquillages, pour trouver peut être une réponse.
_ « Il est gros pour son âge »dit le vieux , pour faire patienter l'assistance, « Et ses symboles sur son bandeau sont d'un autre langage qui m'est inconnu. »
Soudain on entend des cris au dehors :
« Père ! Père !! La vieille Günie est morte , père !Elle ne respire plus! »
Pris de panique,tout le monde se mit alors à courir dans tous les sens , oubliant instantanément l'enfant et son sort. Yoma et le vieux restèrent tous deux seuls avec l'enfant ,dépités. Après un long moment de silence,Famoka se décida à parler:
« Emmène l'enfant et cache le Yoma, si ta femme l'accepte , cela me laissera un peu de temps pour calmer tout le monde, car j'aurai fort à faire dans les prochains jours pour que les gens ne fassent pas d'association d'idées trop hâtive entre l'apparition de cet enfant et la mort de la vieille tu comprends? »
Yoma se contenta d'acquiescer sans dire un mot , et il enveloppa l'enfant dans une couverture, puis se glissa à travers la foule trop occupée à crier et à pleurer ;Il avait le coeur lourd mais apaisé... « J'ai enfin un fils! » pensa t-il. « Et c'est le grand Wakae lui même qui me l'offre ... »
Puis il regagna sa grande hutte dans l'indifférence générale , alors que le soleil plongeait peu à peu dans le Pacifique vers un jour nouveau,et qu'on entendait au loin gronder le volcan ...